"Les choses sont composées de ce qu’elles sont et de l’imaginaire qui les accompagne.
Qu’est-ce qu’un être humain ?
C’est du biologique et de la légende.
C’est de la chair et c’est de l’imaginaire.
Il y a des choses plus vraies que d’autres, certes,
mais la réalité est une chose qui se situe aussi dans la tête."
Joel Pommerat, Troubles, 2009
"Entre dans la forme, sors de la forme et trouve ta liberté (…)
Toute création, je dirais même toute existence digne de ce nom
doit passer par ces trois étapes obligées
et, pour moi la liberté intérieure est bien
la seule conquête qui vaille
qu’on risque sa peau dans ce monde trompeur."
Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux, 1990.
Longtemps, je dessine avec un crayon-aiguille.
Le dessin est l’unique lieu où je peux trouver le silence.
Comme pétrifiée, je dessine inlassablement, des petits traits, d’une précision exagérée. Tassements, contractions, tensions.
Besoin que tout tienne, que tout ressemble à une réalité à laquelle je ne crois plus.
Besoin de figer un équilibre illusoire… Tout ne tient qu’à un fil.
Copier copier copier au détail prêt.
Le trait est comme le coup scalpel.
Fin précis, exagérément net. La peur .
Et comme par magie, par la force des choses…le temps passe.
L’enfant à mes côtés grandit, sourit, court, joue, se râpe les genoux, pique des crises, demande des histoires. C’est un enfant. Dans toute sa liberté libre.
Et comme par magie, par la force des choses…le temps ne passe pas . Je ne peux rien oublier. Je suis une adulte. Dans toute mon absurdité, dans toute mon incapacité de vivre pleinement au présent.
Malgré moi, les souvenirs s’estompent, ils se diluent sans pourtant autant ôter le vide bruyant que laisse la peur.
L’enfant, lui, n’a pas peur, parce que pour lui ni demain, ni la mort n’existe.
Ce qu’il veut là, maintenant c’est faire de la peinture…Boite de gouache, pastilles de couleurs arc-en-ciel. Il peint, touche la matière avec une liberté… qui petit à petit me déconcerte, me déboussole et me replace violement dans un face-à-face imprévu..
Il est des temps de jachère qui laissent parfois croire que la germination ne reviendra jamais…et voilà qu’au détour d’un instant quotidien l’envie réapparaît.
Envie de quelque chose de plus instinctif, viscéral, primitif…Pour que le désir de vivre au présent revienne.
Le désir de l’Autre. Le désir du Rêve. Le désir d’accepter l’Inconnu.
Alors le matin quand la maison dort encore, je pars guérir dans l’aube.
Chaque matin, il se produit une certaine modification dans le cours du monde…un passage d’un état à un autre : l’aurore, où règne la stupeur de l’événement dans la fragilité de la prime lumière.
A cette heure, il semble que le réel se laisse impressionné, qu’on puisse prendre place un instant, dans la symphonie qui s’élabore et y ajouter sa note personnelle…
Le monde hésite, la trame du temps se relâche, une transparence s’avoue…
Les couleurs qui arrivent sur le papier blanc sont celles du corps, des aurores boréales et des nébuleuses. La couleur délie, ramène à la vie, qui coule, déborde, jaillit…Aux couleurs se mêlent les silences…des vides.
Des croix et des cercles magiques délimitent le territoire du blanc inconnu.
Des personnages-femmes animales ou végétales naissent et disparaissent. En osmose avec le temps.
C’est la topographie infinie du corps qui me nourrit .
Corps de l’enfance et corps de l’adulte. Corps vivant et imaginaire.
Le cœur quitte sa suspension et revient au centre du corps.
Je suis verger et cimetière.
Je suis radicelle de mes ancêtres.
Tubercules de mes rêves.
Les pommes côtoient les tombes.
Les oreilles d’ânes poussent sur des crânes.
Les cabanes de sang et de dentelles deviennent le terrier des lapins.
Et au centre de ce labyrinthe, il y a les viscères, les oracles à écouter quand bon nous semble…
Le dessin est ex-voto, conjuration contre la peur.
Sortilège coloré. Rituel essentiel.
Le dessin cautérise et ourle la peur.
Le dessin est panseur de secrets.
Le dessin est devenu le sanctuaire d’une Présence supplémentaire.
Il est compensation, consolation,..Une possible réponse à un désir de vivre.
A la maison, le 7 février 2010.
Julie Brand